- Jimmy Jean
Vice-président, économiste en chef et stratège
Les contrepoids institutionnels existent encore
La question de la résistance des institutions économiques américaines aux pressions politiques, même si elle s’est toujours posée, semblait relativement lointaine il y a seulement six mois. Certes, Donald Trump avait critiqué la Réserve fédérale (Fed) lors de son premier mandat, de même que pendant la campagne électorale. Mais les marchés s’appuyaient fortement sur l’idée qu’il s’agissait surtout de mots (le fameux « TACO », pour Trump Always Chickens Out) – un mécanisme de défense qui a façonné en bonne partie l’attitude des investisseurs après l’élection. Aujourd’hui, la politisation d’institutions traditionnellement indépendantes ou apolitiques s’est imposée comme une question économique aussi pressante que la politique commerciale.
Le président Trump n’a pas caché son désir de congédier le président de la Fed, Jerome Powell, et de destituer la gouverneure Lisa Cook pour les remplacer par des fidèles qui baisseraient les taux d’intérêt et, peut‑être, affaibliraient le dollar. Il a déjà nommé Stephen Miran au conseil des gouverneurs de la Fed. Ce dernier a déclaré publiquement que le programme de Trump en matière d’offre justifiait d’accorder une attention moindre aux risques de hausse de l’inflation. Trump est allé plus loin en août en congédiant la commissaire du Bureau of Labor Statistics (BLS) et en la remplaçant par un allié.
Le débat a pris de l’ampleur cette semaine après que 600 universitaires spécialisés en économie ont signé une lettre Lien externe au site. (en anglais seulement) condamnant certaines de ces décisions. Prise isolément, cette sortie a peu de poids. Mais elle survient dans une semaine où les marchés ont jonglé avec de multiples risques, y compris les préoccupations liées à la viabilité budgétaire en Europe, les aspects juridiques des tarifs douaniers et des surprises négatives dans les données, venant ainsi renforcer le malaise ambiant. Cela s’est traduit par des marchés volatils, où l’or, une valeur refuge, s’est imposé comme l’un des grands gagnants.
En matière d’indépendance institutionnelle, il y a néanmoins encore des garde‑fous. La Réserve fédérale a été construite pour résister aux cycles politiques. Les gouverneurs ont des mandats de 14 ans et ne peuvent être remerciés que pour une « bonne raison » (« for cause »), une expression qui n’a jamais été testée devant les tribunaux. Le mandat de Powell à titre de président prend fin en 2026, mais son mandat sous‑jacent comme gouverneur s’étire jusqu’en 2028. Si Trump tente de le congédier prématurément, des contestations judiciaires suivront presque certainement, et Powell pourrait demeurer au conseil même si la présidence lui était retirée. De même, bien que le commissaire du BLS agisse à la discrétion du président, l’organisme est lié par des directives de politique statistique qui fixent le moment de la publication, restreignent l’accès préalable aux données et prévoient des mesures de protection. Ces règles rendent toute manipulation indue plus difficile, plus lente et plus visible. Comme l’a fait remarquer une ancienne commissaire, il faudrait remplacer tout le personnel et modifier profondément les processus pour parvenir à biaiser les données.
Cela ne garantit pas nécessairement la stabilité, mais suggère qu’une « chinification » immédiate des institutions américaines – où la politique monétaire serait explicitement liée aux intérêts gouvernementaux et où les données se situeraient à mi‑chemin entre la vérité et la propagande – n’est pas forcément l’hypothèse la plus plausible à ce stade‑ci.
Même avec l’arrivée d’un nouveau président, l’ajout de Stephen Miran au conseil et une victoire de Trump dans l’affaire Cook, l’influence resterait dispersée. La Fed compte douze présidents de banques régionales et plusieurs autres gouverneurs au conseil, dont les votes comptent. Pour réellement prendre le contrôle, Trump devrait trouver un moyen de remplacer les présidents régionaux. Certains ont émis l’hypothèse qu’en écartant Cook et en installant un de ses fidèles, il pourrait aller chercher une majorité d’alliés sur le conseil, alliés qui à leur tour pourraient refuser l’approbation routinière des présidents régionaux. Ce processus survient tous les cinq ans, et le prochain cycle aura lieu en février. Mais même dans ce scénario improbable, rien n’obligerait les conseils des banques régionales (composés de représentants du secteur privé et de la communauté locale) à choisir des fidèles de Trump. Dans tous les cas, le seul fait de s’aventurer sur cette voie provoquerait des réactions sur les marchés, et il est difficile de voir en quoi une instabilité financière et une inflation galopante serviraient les intérêts de l’administration à l’approche des élections de mi‑mandat.
Des nuances similaires s’appliquent au BLS. La production de données repose sur des centaines de statisticiens et sur de multiples contre‑vérifications, ce qui rend très difficile une manipulation pure et simple. Des interférences pourraient toutefois se manifester dans le traitement des révisions, dans les examens méthodologiques ou dans le ton des communications officielles. Ce sont d’ailleurs les révisions qui ont fait réagir Trump en août. Il n’est pas impossible que leur diffusion puisse être retardée ou suspendue sous prétexte d’un examen méthodologique exhaustif. Nous serions tout de même encore loin d’une élimination de toutes les données défavorables. Fait révélateur, un indice des prix à la production plus élevé que prévu et des rapports décevants sur l’emploi ont tout de même été publiés depuis l’entrée en poste du nouveau commissaire.
Dans l’évaluation des risques de politisation, il vaut mieux résister à l’envie de basculer directement dans le scénario du pire pour plutôt reconnaître un large éventail de résultats possibles. Une politisation « faible » impliquerait de nouvelles nominations reflétant marginalement les préférences de Trump, mais avec un vernis de compétence et de continuité pour rassurer les investisseurs. Une politisation « forte » signifierait un contrôle direct, des travaux de recherche et des données falsifiés ainsi qu’une perte rapide de crédibilité. Le premier scénario apparaît plus probable à court terme, ne serait‑ce que parce que le second serait extrêmement coûteux. En fin de compte, les mécanismes de contrepoids existent encore aux États‑Unis. Bon nombre d’entre eux n’ont jamais été mis à l’essai, mais cela ne signifie pas qu’ils ne résisteraient pas comme prévu s’ils l’étaient.
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